La théorie générale des systèmes
Quelles applications pour cette approche ?
par Dominique Bériot
Initiée par Ludwig von Bertanlaffy, la Théorie Générale des Systèmes est la seule école de pensée à avoir été largement diffusée en France au XXème siècle, notamment par Joël de Rosnay et Edgar Morin. Cette approche a essuyé deux types de critiques. D'une part, ce serait une construction plutôt théorique divorcée de l'action et de la conduite de projets dans le monde réel. D'autre part, ce serait une approche inutilement complexe, et donc rebutante.
Dominique Bériot réfute ces critiques dans l'article ci-dessous.
Quelles sont les principales applications aux systèmes humains ?
Si les promesses de la théorie générale des systèmes (Joël de Rosnay, Le macroscope) sont loin d'être tenues, pourtant, chemin faisant, on a pu voir émerger des applications. Tout d'abord, elle a fortement inspiré les travaux du Mental Research Institute de Palo Alto avec Don Jakson et Paul Watzlawick qui ont développé les principes de la « thérapie familiale » sous l'influence de Gregory Bateson et les « thérapies brèves ». Plus récemment émergent des courants de pensée et d'action pour mieux gérer et accompagner les changements dans les entreprises.
Voici les principales applications que j'ai retenues.
- La thérapie familiale
Il ne s'agit plus de s'intéresser aux individus de manière isolée, mais de les intégrer dans une famille dont l'un de ses membres souffre de troubles affectifs. On observe alors les processus de communication à l'intérieur du système familial. Au lieu de s'intéresser aux spécificités d'un individu (symptômes, mécanismes de défense, traits de personnalité), on privilégie l'examen des interactions de l'individu en réponse aux sollicitations produites par les autres membres d'une famille particulière et unique. Il apparaît que toute famille est un système homéostatique constitué d'interactions structurées et répétitives douée d'une capacité de résistance à tout changement. Pour se maintenir dans ce qu'elle considère comme son équilibre ou se maintenir dans un statu quo, la famille « contraint » un de ses membres à adopter des comportements dits anormaux.
La thérapie familiale consiste par conséquent à recevoir ensemble les membres de la famille et éviter les effets liés aux risques de coalition des autres membres de la famille contre l'individu désigné comme « symptôme » et contre le thérapeute.
Les thérapies brèves
Dans le cadre de ses travaux, le Mental Research Institute de Palo Alto a marqué sa différence avec la psychothérapie traditionnelle en considérant qu'une thérapie brève pouvait s'avérer efficace. Ce qu'ils ont démontré en obtenant des résultats très satisfaisants. Les fondements reposent sur deux hypothèses essentielles :
Le fait qu'il n'est pas nécessaire de trouver dans le passé l'explication du présent et qu'il suffit de modifier les interactions entre les personnes concernées pour obtenir le résultat souhaité.
Le problème n'est pas l'objectif. Il suffit d'en modifier le contexte pour relancer la dynamique du système en difficulté. Ils ont pour cela élaboré un démarche thérapeutique en quatre temps développée par P.Watzlawick, J. Weakland, R. Fish, dans Changements, paradoxes et psychothérapie, Seuil, 1975, p132 : Pratique du changement.
Le changement dans les organisations
L'entreprise, système vivant par excellence, fait l'objet d'applications variées et en particulier sur la conduite du changement. Nous voyons co-exister deux modes d'applications de cette approche dite systémique.
Le premier se situe dans la logique cartésienne. Le but étant d'analyser, d'expliquer et de comprendre les mécanismes des systèmes et parfois d'en prévoir leur évolution. Le concept de base consiste à examiner une organisation à travers de grilles de lecture ou de modèles. L'esprit d'analyse, de découpage en sous-ensembles prime.
Voici quelques ouvrages dont, à mon avis, les auteurs ont apporté une contribution importante au monde de l'entreprise.
La théorie du système général par Jean-Louis Lemoigne, PUF, 1977.
C'est une sorte de construction théorique qui tend à créer un modèle aussi cohérent et général que possible.
La modélisation des systèmes complexes, de Jean-Louis Lemoigne, Dunod, 1990.
Elle constitue un véritable outil de représentation de différents aspects d'une organisation. Les modélisations d'entreprise ont pour but de développer des méthodes, des techniques, des modèles et des outils permettant de constater et de prévoir le comportement de l'entreprise.
Approche systémique des organisations, vers l'entreprise à complexité humaine, J. Mélèze, Ed. Hommes et techniques, 1979.
Complété par ses ouvrages antérieurs sur « la gestion par les systèmes » et « l'analyse modulaire des systèmes », J. Mélèze a réalisé de nombreuses applications reposant sur son outil « analyse de système ».
La systémique –penser et agir dans la complexité- Gérard Donnadieu, Michel Karsky Editions Liaisons 2002. Dans cet ouvrage, les auteurs proposent une boîte à outils pour s'orienter et agir dans la complexité. Ces applications aux systèmes humains ont, disent-ils, pour buts d'analyser, comprendre, simuler, prévoir.
Ces différents auteurs proposent des modes d'intervention sur et dans les entreprises en se situant essentiellement dans une logique d'analyse de système. Ils examinent une organisation à travers un modèle a priori dans lequel cette dernière doit s'inscrire. Je laisse délibérément de côté les spécialistes de l'analyse stratégique des organisations, car même si les fondements théoriques sur les concepts d'acteurs, de système et d'organisation sont très proches des spécialistes de l'Approche systémique qui ont pu s'en inspirer, il n'en reste pas moins qu'ils se situent dans la logique de l'analyse. Il faut cependant dire que leurs apports ont été très précieux pour nous permettre de réussir le saut logique nécessaire pour quitter le niveau analytique qui empêchait un véritable accès à la complexité.
Le second mode d'application s'inscrit dans une approche globale de la complexité. Ce n'est ni une approche totale, ni un découpage d'une organisation en sous-systèmes formels. Cette approche ne se situe pas dans la même logique que celle de l'analyse systémique. Elle est inverse. Il postule que l'organisation effective d'une entreprise résulte des influences réciproques liées aux enjeux de ses entités et des acteurs internes et externes et non d'une structure formelle apparente. Elle accepte donc le caractère inaccessible et non prévisible de la complexité. C'est pourquoi sa préoccupation est centrée sur le sens des évolutions souhaitées, sur l'importance du système réellement à considérer (c'est-à-dire des acteurs influents à prendre en compte) et enfin sur l'importance de l'accompagnement des acteurs dans les transformations qu'ils doivent subir.
La formation individuelle ou collective
On voit aussi se développer des stages sur la communication, le développement personnel, le management et la conduite du changement qui trouvent leurs références dans la théorie générale des systèmes, la nouvelle communication de l'Ecole de Palo Alto, la PNL (programmation neuro- linguistique)… Pour les actions de ce type dispensées dans les entreprises, une question de fond se pose : dans quelle mesure ces formations sont-elles bien en relation avec les réalités vécues par les participants dans leurs activités quotidiennes ? Autrement dit, les formateurs sont-ils centrés sur la nécessité d'accompagner les participants à mieux gérer et mieux vivre les processus et les objectifs de leur entité ou sont-ils –sans toujours le vouloir- des relais de transmission de savoirs et de savoir-faire qu'ils dispensent par habitude, obligation ou nécessité commerciale ?
Voici quelques références d'auteurs qui tentent, selon moi, de se situer dans cette perspective.
Pensée globale et Management, résoudre les problèmes complexes. Gilbert J.B. Probst et Hans Ulrich, Editions d'organisation, 1989.
Dans tous les domaines de notre société émerge progressivement une nouvelle manière de penser. Chacun réalise que face à la complexité de l'environnement, les schémas classiques ne suffisent plus : seule une pensée globale, intégrative, partant d'une vision élargie qui saisit les interactions entre divers phénomènes, permet de comprendre véritablement le monde qui nous entoure. A la vision du spécialiste, focalisée sur un domaine fort étroit, succède celle du généraliste, capable de prendre en compte une multitude de facteurs interagissants.
Les éléments constitutifs de la pensée globale sont exposés comme fondement d'une méthode conçue pour traiter les problèmes-clés de l'homme moderne. Les caractéristiques de tels problèmes englobent notamment la présence de réseaux, la complexité dynamique et l'instabilité. Ce livre apporte une vision du monde, mais aussi une invitation à l'étudier, le comprendre et mieux le maîtriser. Il s'adresse plus particulièrement aux dirigeants d'entreprise et d'organismes publics et privés.
Les éléments de la pensée globale sont constitués nous disent les auteurs de sept éléments : le tout et les parties, le réseau des acteurs, le système et son environnement, la complexité, l'ordre, le pilotage et la régulation et ils présentent une sorte de métamodèle (cf. glossaire) pour élaborer et planifier des stratégies et trouver les solutions pour atteindre les objectifs.
Manager dans la complexité, Dominique Génelot, Insep éditions 1992.
L'auteur propose un nouveau regard et un guide pour la pensée dans les situations complexes de management. Deux ambitions sont annoncées. D'abord éclairer le concept de complexité, en faisant découvrir en quoi les apports des « sciences de la complexité » renouvellent nos façons de penser fortement conditionnées par la science mécaniste et la pensée cartésienne. Ensuite de proposer aux responsables des nouvelles conceptions et des méthodes plus efficaces que les approches traditionnelles dans les situations complexes : organisation, stratégie, communication, management des hommes, innovation. Ce livre est un nouveau regard et un guide pour la pensée dans les situations complexes de management.
La danse du changement, de Peter Senge, First Editions, 1992.
Toute organisation a un système immunitaire complexe dont le but est de préserver le statu quo. En se fondant sur de nouvelles approches du leadership et sur l'analyse approfondie de nombreux efforts pluriannuels de changement, les auteurs proposent des moyens d'éviter et de surmonter les principaux obstacles au changement et au développement de l'entreprise. Il s'appuie de manière constante sur le système pour l'aider à faire émerger ses propres ressources, à apprendre à se méfier des hypothèses et des conclusions néfastes, à appréhender des éléments invariants des systèmes tels que : l'expression cohérente de résultats à atteindre, une vision partagée de l'avenir, une discipline d'interaction pour canaliser les énergies vers des objectifs communs, un apprentissage de la pensée systémique fondée sur le comportement de la rétroaction et de la complexité en s'appuyant sur des outils et des techniques permettant de montrer comment changer plus efficacement les systèmes et agir en meilleure synergie avec l'environnement. L'auteur (page 43) présente un argumentaire théorique essentiel :
Les organisations sont les produits de ce que pensent et font les individus. Pour changer les organisations pour le meilleur, vous devez donner aux individus l'occasion de changer leur façon de penser. Rien ne peut être accompli par plus de formation ou par un mode hiérarchique de management d'ordre et de contrôle… En revanche, la pratique de l'apprentissage des organisations comprend le développement d'activités concrètes… En ayant la possibilité de participer à ces activités, ils développeront une capacité de changement plus durable.
Manager par l'Approche systémique, Dominique Bériot, éditions d'organisation, 2006.
Ce livre, préfacé par Michel Crozier, se veut un ouvrage de référence sur l'application de l'approche systémique du changement dans l'entreprise. Inspiré de la théorie générale des systèmes et des travaux de l'Ecole de Palo Alto, il a pour ambition de permettre aux managers et aux consultants de s'approprier de nouveaux savoir-faire pour agir dans la complexité. Un référentiel d'accès à la complexité, basé sur les invariants propres aux systèmes humains, leur est proposé non pour maîtriser cette complexité mais pour éviter d'y tomber et d'entraîner avec eux les autres acteurs du système. C'est un outil très opérationnel pour appréhender une demande de changement et gérer les principales situations complexes qui jonchent la vie quotidienne des opérationnels. Une démarche pour élaborer des stratégies de changement adaptées au monde de l'entreprise est également présentée. C'est une sorte de métamodèle qui sert de cadre de référence pour progresser par régulations successives afin d'adapter la dynamique d'un système aux résultats qu'il souhaite atteindre. Enfin, il présente à l'intention des dirigeants une stratégie d'évolution du management pour l'avenir. Il tente de répondre à la question : « Comment mettre en œuvre, dans de bonnes conditions tant pour les salariés que pour l'entreprise, les changements nécessaires à son adaptabilité ». Les consultants, coachs et formateurs sont également invités à apporter une nouvelle contribution qui est détaillée par des applications pratiques.
Existe-t-il une différence entre Analyse systémique et Approche systémique ?
La compréhension des mécanismes qui régissent les systèmes est une préoccupation commune à l'Analyse et à l'Approche systémique du changement. Comme nous venons de le voir, il semble qu'il y ait quelque confusion dans la signification que l'on prête à ces deux appellations. Elles sont souvent indifféremment utilisées selon les auteurs et les praticiens. On peut considérer l'Analyse systémique (cf. figure ci-après) appelée également analyse de système, comme un outil que l'on peut utiliser dans une démarche plus vaste et d'une autre nature qui est l'Approche systémique.
L'Analyse systémique utilise ce modèle établi sur la base des caractéristiques et des propriétés des systèmes ouverts. Elle revient, en quelque sorte, à faire entrer la réalité dans ce moule normalisé. Cet outil est particulièrement adapté pour décrire, comprendre et optimiser le fonctionnement d'un processus de transformation de flux de matière ou d'information.
L'Approche systémique, quant à elle, est une démarche globale et non totale. Ce n'est en aucun cas une approche systématique qui analyse de manière séquentielle tous les éléments d'un système (totalité d'un système apparent). Contrairement à l'Analyse systémique, l'Approche systémique prend une empreinte de la réalité des relations entre les acteurs pour en révéler toute sa spécificité. Autrement dit, si l'Analyse systémique applique son modèle propre et unique sur une organisation pour en mieux comprendre le fonctionnement, l'Approche systémique du changement s'efforce plutôt de révéler la configuration spécifique du système à considérer dans le but d'accompagner le changement. Ceci signifie par exemple que le fait de représenter une entreprise par l'aspect organisationnel (système financier, système personnel, système commercial, système production…) ou par l'aspect fonctionnel théorique (système de direction, système de pilotage, système de contrôle, système d'information, système social, système organisationnel) relève d'une analyse de la totalité d'un système normé.
Or, dans l'Approche systémique du changement, ce sont uniquement les acteurs qui ont un impact sur un objectif défini qui nous intéressent. Ce qui veut dire qu'on s'intéressera aux relations d'une partie des acteurs du système apparent et de certains acteurs extérieurs. D'où la notion de globalité par rapport à un objectif d'évolution de l'organisation réelle (celle traduite par les relations entre les acteurs d'un système) et non de l'organigramme (les relations qui devraient normalement exister). Un groupe d'acteurs est une totalité concrète d'une complexité inépuisable. Or l'objet de l'Approche systémique du changement consiste seulement à saisir un espace limité et pertinent (le système à considérer) qui cherche à rendre compte au mieux de la réalité. Il faut cependant garder à l'esprit qu'isoler un concept de système ne restera toujours qu'une représentation du concepteur et donc nécessairement subjective. Cette subjectivité sera d'autant plus limitée que l'intervenant s'appuiera sur les outils d'accès à la complexité basés sur les invariants propres aux systèmes humains et non sur des grilles ou des modèles.
Dans une Approche systémique, l'utilisation éventuelle d'outils d'analyse systémique de techniques de simulation ou de toute autre technique d'analyse peut s'inscrire dans une stratégie d'aide au changement. A l'opposé, l'analyse systémique fait d'abord entrer l'entité définie a priori dans un modèle pour dans un second temps déterminer une marche à suivre. Dans un cas, la connaissance des constituants invariants du système et la clarification des objectifs est première, dans l'autre, c'est d'abord l'analyse de l'organisation qui prévaut.
Tentons une analogie pour mieux distinguer ces différences. Nous pouvons dans le domaine du traitement des malades, considérer que le médecin généraliste est à l'Approche systémique ce que le spécialiste – radiologue, pneumologue, hématologue, cancérologue – est à l'analyse systémique. Le premier, à partir d'un symptôme exprimé, considère de manière spécifique le malade dans sa globalité. Il examine les différentes caractéristiques invariantes du corps humain et tente de situer la personne dans son environnement. Il s'intéressera à d'autres parties du corps que celle identifiée a priori qui peuvent se trouver en relation avec les signes exprimés par le patient. Il explorera également l'environnement familial, sportif, son mode d'alimentation, la qualité de son sommeil, d'éventuelles difficultés relationnelles familiales, sociales ou professionnelles… pour déterminer au mieux les influences, les contraintes et les ressources de ce système humain. Après cette exploration globale et non totale, il proposera selon le résultat de ses observations, soit une action thérapeutique pour supprimer le symptôme soit la nécessité de recourir à des analyses plus spécifiques. Le spécialiste, quant à lui, s'encombre peu de cette vision globale. Il fait entrer le patient dans sa grille ou dans son modèle (radio, scanner, examens biologiques, biopsie…) pour recueillir des données qui permettront de régler le symptôme.
Pour conclure, l'Approche systémique se situe délibérément en dehors de la logique, analytique et causale traditionnellement enseignée et pratiquée dans les entreprises. Elle cherche à appréhender la problématique d'une personne ou d'un ensemble de personnes en s'appuyant sur les invariants des systèmes humains. Elle se réfère à un métamodèle (cf. glossaire) et non à un ou plusieurs modèles pour élaborer une stratégie et mettre en place les régulations nécessaires à l'accompagnement des acteurs concernés par le changement.
Loin de se positionner comme une discipline miracle, elle représente bien une alternative aux méthodes traditionnelles dans un monde qui change de plus en plus vite et dans lequel les situations abordées deviennent toujours plus complexes. Ce n'est ni une science ni un art mais probablement une combinaison des deux.
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