Etude de Cas Recherche Pharmaceutique
Une migraine à soulager
La systémique pour réinventer la recherche pharmaceutique. Puisqu'on ne peut citer le nom du client de cette étude, (accords de confidentialité), le texte s'appuie sur un article publié par Time Magazine pour illustrer les enjeux et les défis rencontrés à l'heure actuelle par la Recherche Pharmaceutique. Les idées présentées dans cet article sont issus d'une intervention dans ce secteur.
Quelle est la branche industrielle qui compte 62 millions de clients en France ? Dont le chiffre d'affaire représente plus de 354 milliards de dollars au niveau mondial (Source SNIP/OCDE, 2000) ? Et 155 milliards de Francs en France (Source SNIP / OCDE) ? Qui se situe en tête des branches industrielles en termes de dépenses de R&D internes (Ministère de l'Industrie, 1997). Recherche, de surcroît, autofinancée à plus de 90% (même source) ?
On ne présente plus l'industrie pharmaceutique. Et pourtant, que sait-on réellement de cette industrie tentaculaire, si souvent dans le feu de l'actualité, et pourtant si secrète ? Lever le voile sur des affaires concrètes serait indélicat. On peut toutefois partir d'un article de presse pour présenter quelques uns des défis systémiques auxquels est confrontée la recherche pharmaceutique. "Preventing headaches : the latest research offers new hope for us all" ("La prévention des maux de tête : la recherche nous offre à tous un espoir nouveau"). Voilà l'article retenu, paru en date du 23 Décembre 2002 dans TIME Magazine1.
Zoom sur la migraine...
Le ton est donné dés le début de l'article : "Au fur et à mesure que les médecins en savent plus au sujet des pulsations de douleur de nos têtes, ils découvrent des façons étonnement efficaces de tuer la douleur avant qu'elle ne démarre2". On s'attend donc à quelque découverte étonnante, tant en matière d'efficacité que d'originalité. Et le journaliste de se faire ainsi l'écho des préoccupations du public. Comment ne pas souhaiter avec lui, une meilleure santé pour tous ?
La santé, oui mais. La recherche pharmaceutique coûte cher. Très cher même. Pire encore, la recherche pharmaceutique produit peu de résultats. Et ceux-ci ne se trouvent confirmés qu'au bout d'années nombreuses. Trop nombreuses. Trop peu de résultats, c'est trop peu pour remplacer à temps les molécules qui tomberont dans le domaine public.
Il y a là, pense-t-on, un réel enjeu de santé public qui dépasse les intérêts partisans de l'industrie pharmaceutique. S'il n'y a, en effet, plus assez de molécules intéressantes protégées par des brevets, il n'y aura plus assez d'argent investi dans la recherche... Et donc encore moins de molécules à terme. Et voilà qui mettrait un terme à 140 ans d'épopée médicale.
Le décor ainsi planté, revenons à la migraine. Quelles nouvelles connaissances les médecins ont-ils au juste acquises ? Voici en condensé les trouvailles synthétiquement présentées par le journaliste :
"Les scientifiques ont commencé a identifier de subtils problemes de chimie cérébrale qui pourraient accompagner tous les maux de tete, et non seulement les migraines..."
"Les techniques d'imagerie médicale ont permis aux médecins d'étudier la circulation sanguine dans le cerveau vivant...". "Il existe une grande variété de maux de tete différents (...). Toutefois, de nombreux neurologues ont acquis la conviction que tous les maux de tete sont en réalité des migraines déguisées...".
Le Dr Joel Saper, du Michigan Head-Pain and Neurological institue est cité en affirmant que "les maux de tête ne sont plus considérés comme des désordre de la personnalité, mais comme la résultante de problèmes de circuits (neurologiques) et de molécules".`
La communauté scientifique s'est enthousiasmée pour le blocage d'un neuropeptide clef, le CGRP (Calcitonin gene-rrelated peptide).
Que de nombreux maux de tête se déclenchent suite à l'exposition du patient à un stimulus potentiellement identifiable : stress, émotions, dépression, mais aussi chocolat, allergènes, etc., et même relations sexuelles.
Que le gonflement des capillaires sanguins dans le cerveau serait plutôt une conséquence de la migraine qu'une cause, comme on le pensait avant.
Que le nerf trigeminal jouerait un rôle important dans la génèse des maux de tête. Ce nerf achemine les signaux sensoriels en provenance de la mâchoire, du visage et du front. On ne sait pas trop, toutefois, ce qui causerait l'activation du nerf trigeminal...
Que les cerveaux des personnes migraineuses développent des hypersensibilités à toutes sortes de stimulus (lumière, bruit, etc.). Et que les migraines sont accompagnées d'une réduction de la faculté à occulter les stimulus douloureux.
Que la nouvelle classe de médicaments disponibles, les triptans, s'avèrent relativement plus efficaces, mais que leurs effets sont court terme, et qu'ils peuvent occasionner des troubles cardiaques.
Trop de savoirs atomisés, trop peu de compréhension systémique
L'énumération ci-dessus peut paraître fastidieuses mais elle est essentielle pour donner un avant goût de quelques unes des maladies dont souffre la recherche pharmaceutique aujourd'hui.
Comme le disait Pascal, "savoir tout sur une chose est moins important que de savoir un peu de choses sur tout". L'énumération ci-dessus, bien que sommaire, juxtapose de nombreuses spécialités scientifiques : la biochimie cérébrale, la biologie moléculaire, la psychologie, le fonctionnement hormonal, le système sanguin, la neurologie, la cardiologie (les facteurs génétiques ont échappés, quant à eux, à la vigilance des auteurs). Pour réellement comprendre une pathologie, il faudrait croiser des connaissances approfondies dans pas moins de quinze à vingt spécialités médicales. Pour produire un remède, il faut rajouter encore quelques spécialités spécifiquement pharmaceutiques. Un défi à rendre névralgique le plus brillant des chercheurs.
"Comment se fait-il, avec les importants progrès réalisés dans de nombreuses sciences, que nous soyons encore incapables d'élucider le mécanisme de tant de maladies ?" demande le Dr Seignalet3. Une partie de la réponse est à chercher du côté de l'atomisation des savoirs spécialisés qu'il est de plus en plus difficile de relier. "La complexité croissante de la médecine a conduit la plupart des cliniciens et des chercheurs de haut niveau à une spécialisation de plus en plus étroite. Dès lors ils ne connaissent que quelques facettes d'un état pathologique et non les autres. Cette vision partielle leur interdit d'aboutir à une conception globale du problème" (Ibid).
On peut lire Science et Vie et se régaler d'un article vulgarisé sur les trous noirs qui fournit un schéma explicatif cohérent traduit dans de multiples domaines : la gravitation, la lumière, les rayons X, le mouvement des galaxies, la masse de l'univers, etc. Mais rien de tel au sujet de la migraine. TIME Magazine en est réduit à essayer de rendre intelligibles les bribes d'information ci-dessus. La seule tentative de schéma explicatif est hautement insatisfaisante, puisqu'il commence par des "facteurs déclenchant" qui eux-mêmes semblent sortir du néant. Et que son aboutissement ultime serait la symptomatologie de la douleur (et après ? Cette douleur a-t-elle des conséquences ou une fonction ?).
"Un schéma causal qui n'est pas bouclé" dirait le systémicien. Comment espérer trouver des remèdes miracles tant que la compréhension même du phénomène est si imparfaite ?
Un casse tête organisationnel pour la gestion de projet
Un peu plus loin dans l'article, TIME Magazine signale l'intérêt que représente pour les patients les "bloqueurs de CGRP". "Oui mais", surenchérit immédiatement Lars Edvinsson de l'Université de Lund en Suède, "le problème, c'est que cette molécule ne peut être donnée que sous forme intravéneuse. Il faudrait trouver une façon de la donner sous forme de pilule".
Imaginons quelques instants les réunions stratégiques au sein d'un même laboratoire de recherche. Sont présents autour de la table les vingt "chefs de laboratoire" qui chacun représente une spécialité (chimie, biochimie, bio informatique, biologie moléculaire, génétique, HTS, PDS et PDM, etc., etc., sans oublier parfois les responsables RH, gestion, etc.). Chacun s'enthousiasme à tour de rôle pour le dernier sujet sur lequel travaille son équipe. Chacun détruit, à tour de rôle et en se basant sur les points de vue propres à sa discipline, les perspectives d'avenir des projets énoncés par son voisin. Comment dans ces conditions gérer un projet ? Un véritable enfer !
De fait, une analyse de type "temps actif sur temps total" révèle que, s'il faut dix ans pour produire une nouvelle molécule, le chemin critique est bien souvent de quelques mois, le reste du temps se perdant en mises en attente (pour autres priorités), en décisions suivies de contre décisions, en atermoiements, etc.
Où trouver feed-back et reconnaissance ?
La recherche pharmaceutique n'est pas une sinécure. Même si les travaux n'étaient protégés par aucun secret, comment en parler à ses voisins ou à sa belle-mère ? Que peut-on raconter le soir en rentrant chez soi ? Qu'on travaille sur une molécule qui, peut-etre dans dix ans (et avec une probabilité de 1 sur 1000... (combien de zéros ?)) fera un médicament en vente à la pharmacie du coin ?
Bref, très peu de secteurs se caractérisent par des taux de feed-back positifs aussi faibles et aussi différés dans le temps. Au mieux, le chercheur est confronté de façon quotidienne à du feed-back négatif (ceci n'est pas satisfaisant, cela ne marche pas). Au pire, on ne laisse dans son coin. Comment faire alors pour assouvir sa soif légitime de reconnaissance ?
TIME Magazine fournit, de façon indirecte, une réponse lorsqu'il écrit que "on a bien perçu la révolution en cours dans le traitement des migraines lors du dernier symposium bisannuel à Londres du Migraines Trust qui a réuni pas moins de 600 scientifiques issus de 32 pays". Si l'on ne peut trouver de reconnaissance ni auprès du vulgum populus, qui n'y comprend rien, ni auprès du patron de son patron, qui mettra dix ans à voir les premiers résultats, il faut alors aller la chercher où elle se trouve : auprès de ses pairs.
Sera-t-on alors surpris que, dans certaines multinationales pharmaceutiques, les "colloques internationaux", les "réunions intersites" (c'est-à-dire bien souvent sur un autre continent) et autres manifestations éloignent bien souvent les patrons des équipes de recherche jusqu'à un tiers de leur temps ou plus ?
Quand la science se fait porteuse de présupposés
"Précédemment, les migraineux étaient renvoyés d'un spécialiste à l'autre jusqu'à ce qu'ils aboutissent chez le psy" affirme TIME Magazine. "On considère aujourd'hui qu'il s'agit d'une pathologie sérieuse, qui a des fondements biologiques aussi bien établis que l'épilepsie ou la maladie d'Alzeihmer." A lire entre les lignes, on pourrait penser qu'il a suffi de découvrir quelques mécanismes biomoléculaires sous-jacents a la migraine pour changer le statut de la maladie et la transférer des psychologues aux ..., aux ... Mais comment les appelle-t-on donc, les spécialistes de la migraine ?
Si l'on élargit son champ d'investigation au delà de la médecine traditionnelle, on découvrira vite qu'il existe d'autres disciplines qui portent un regard sur la migraine. La diététique (médicale), la psychosomatique (médicale), l'ostéopathie (dont le statut aux USA est mieux établi qu'en France) ont par exemple mené des travaux intéressants sur des démarches réellement préventives. Dans des domaines moins "scientifiquement respectables" TIME Magazine signale par ailleurs que "de nombreux patients atteints de migraine ne jurent que par des solutions non pharmaceutiques, telles que le yoga, la méditation ou le biofeedback".
Ce qui, par ricochet, soulève quelques questions. Pourquoi donc la médecine "classique" ne propose-t-elle pas grand chose qui soit réellement curatif ou préventif avec des effets longs terme ? A la lumière de ce qui a été dit ci-dessus, la réponse est claire. Sans réel schéma explicatif, impossible d'agir avec efficacité sur la prévention ou la guérison.
Mais alors, pourquoi l'industrie pharmaceutique s'obstine-t-elle dans une approche médicamenteuse au lieu de chercher du côté d'autres approches plus créatives sur le plan scientifique et marketing (on pense par exemple à l'approche bionutrionnelle dans laquelle s'est lancée l'industrie cosmétique) ? On pourrait penser en première approche que le médicament reste un secteur éminemment rentable et qu'il ne faut pas l'abandonner. Mais cela serait une mauvaise stratégie à long terme, puisque le besoin même de médicament pourrait disparaître s'il apparaissait une approche concurrente plus efficace. Déjà les analgésiques génériques s'offrent la part du lion du marché de la migraine, selon TIME, puisque "50% des personnes qui ont des migraines n'en parlent jamais à leur médecin".
A problème émergent, solutions innovantes
TIME conclut son article sur cette note cruelle. "Précédemment, j'avais entre 15 et 18 jours de migraine par mois" affirme une femme norvégienne interviewée par le journaliste, "avec (ce nouveau médicament miracle) je n'ai plus qu'un maximum de 10 jours par mois". Rien n'est dit explicitement. Mais comment s'enthousiasmer lorsqu'il reste encore jusqu'à dix jours par mois de migraine à supporter ?
Malgré quelques craintes légitimes quand au renouvellement des molécules protégées par brevet, il n'y a pas de raison pour qu'un vent de panique souffle sur l'industrie pharmaceutique. Les problématiques discutées ci-dessus ont toutes déjà été traitées de façon satisfaisantes dans d'autres secteurs. On ne sait pas quand le "data mining" fera irruption dans les labos, mais les nouvelles technologies de l'information ne sont pas loin. De même, les méthodes agiles de management de projet (DSDM, etc.) sont susceptibles de trouver des champs d'application. A quand donc, le couplage plus étroit des professionnels du marketing et des scientifiques ? Le recrutement de cadres non scientifiques pour apporter une expertise de management ? L'investissement de pourcentages, mêmes faibles, des vastes budgets de recherche dans des approches alternatives crédibles ?
Selon le Dr Moskowitz, cité dans l'article de TIME Magazine, la migraine déclenche un mécanisme curieux. Plus le patient a connu de migraines non traitées, moins celles-ci réagiront aux médicaments. Espérons que la recherche pharmaceutique connaîtra un sort différent. Faute de quoi, chaque année passée à persévérer dans ses anciens schémas rendrait moins probable l'apparition des solutions.
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