Intelligence Artificielle (IA) et fin de l'Ecole de Jaurès

Intelligence Artificielle et enseignement universitaire

Vu dans le métro Londonien en Sept 2023. L'annonce originnelle disait meetings à la place de classes.

Notre participation à un panel réalisé par l’Université de Cambridge sur l’impact des moteurs d’IA sur l’enseignement de l’anglais a été l’occasion d’interviewer quelques personnes pour comprendre ce qui se passe dans ce domaine. Et soudain ce fut comme si le tapis nous avait été retiré de dessous les pieds…

 

Un taux d’adoption proche de 100% chez les jeunes

Aucune hésitation chez les étudiants rencontrés dans des grandes écoles d'ingénieur et de design notamment. Eux et leur classe d’âge ont adopté ChatGPT dès sa création. Et leurs usages évoluent avec chaque nouvelle création en IA. Et quelques constats sur lesquels ils sont quasi unanimes…

Les moteurs actuels sont excellents dans certains domaines, nuls dans d’autres. ChatGPT par exemple détecte immédiatement toute erreur de code informatique. Il est aussi très bon pour tout ce qui est rédaction, dissertation, cours de langue. Mais ne sert quasiment à rien en matière de mathématiques avancées.

L’AI est très utile pour gagner du temps, gagner en productivité, faire un premier jet de quelque chose, trouver de l’inspiration. Ensuite, pour faire un travail vraiment top, il faut aller au-delà, re-réfléchir, personnaliser…

L’AI est n’est pas nécessairement considéré comme une panacée. Souvent c’est un bouche trou pour tous ces devoirs que les étudiants considèrent superflus, pas intéressant. “C’est une solution nulle à un problème nul”, a concédé une étudiante. “Celui qui n’est pas motivé s’appuie exclusivement sur ChatGPT”, a affirmé un autre.

 

Un corps enseignant démuni

A quelques exceptions près… Nous avons rencontré un professeur d’anglais qui demande à ChatGPT de lui préparer ses canevas de cours, qu’il améliore ensuite un peu… Les corps enseignants semblent globalement démunis, d’autant plus que l’IA affecte leur crédibilité. Une étudiante a fait part de son professeur, très énervée, qui se rendait bien compte que toutes les copies fournies par ses élèves se ressemblaient un peu, mais se sentait quand même obligée de les corriger toutes, car ne pouvant pas savoir qui avait vraiment travaillé, et qui avait simplement consulté ChatGPT.

 

Vivre avec son temps

Les étudiants ont certes adopté l’IA plus vite que le corps enseignant. Mais ces derniers sont bien conscients que l’IA a sa place dans l’éducation, comme l’informatique en son temps. Et qu’il ne s’agit pas tant de vivre avec comme avec un mal nécessaire, mais de l’intégrer de façon utile dans la vie des écoles, des lycées et des universités. Sans oublier que son utilisation est désormais une compétence utile pour la vie professionnelle.

 

La mort des devoirs à la maison

Ces tâches qui sont intégrés à quasiment tous les cursus semblent désormais condamnés à disparaître, car quel intérêt de simplement mettre les jeunes en situation de consulter ChatGPT. Plusieurs pistes sont évoquées dans ce domaine. Intégrer par exemple les devoirs à la maison dans les horaires scolaires, comme c’est fait dans différents pays ? Ne faire réaliser ces tâches que dans des conditions contrôlées, sans accès à l’AI ? Etc.

 

Quid du développement des capacités à structurer et à rédiger ?

Du coup, comment enseigner la rédaction ? La structuration de la pensée ? Et valider les acquis dans ces domaines ? A partir du moment ou l’AI se charge de tout, pourquoi les humains développeraient ils la compétence ?

Cette question est d’autant plus importante que tout le monde s’accorde pour dire que l’AI produit essentiellement des choses “mainstream”, “correctes mais ennuyeuses”, “consensuelles”. Va-t-elle donner lieu à des générations entières sans Einstein, sans Picasso, sans Eco et Céline ? Sans personne capable de révolutionner son domaine et de penser en dehors des clous des pensées conventionnelles ?

Ici les avis des enseignants divergent. S’oriente-t-on vers des générations qui ne savent plus générer leurs propres idées ? Les structurer ? Comment procéder pour enseigner ces mécanismes mentaux, si on ne peut plus demander aux élèves / étudiants de “faire des dissertations”. Faut-il avoir recours à d’autres procédés, comme l’écriture collaborative par exemple ?

 

Recentrer sur la motivation des élèves / étudiants

Le recours à l’IA est globalement perçu comme génial pour tout ce qui n’intéresse pas. C’est-à-dire largement 50% du cursus dans la plupart des cycles éducatifs, tous conçus de façon top down, et sans tenir compte de la motivation des apprenants. Dans le domaine spécifique de l’enseignement de l’anglais qui intéressait Cambridge, les structures de type “Brian is in the Kitchen” n’intéressent pas. Les règles de grammaire globalement n’intéressent pas. Les listes de vocabulaire n’intéressent pas. Que reste-t-il ? Tout ce que les systèmes éducatifs peinent à proposer. Le contact avec des matériaux authentiques par exemple, comme le montrent les recherches du CNRS / Crepel… Le contact avec d’authentiques anglophones… Etc.

 

Les oeillières institutionnelles 

De façon parlante, le Professeur Rose Luckin, de l'University College London (UCL), spécialiste du sujet, évoque 3 enjeux pour l'IA dans l'éducation qui sont tous institutionnels... Vu sous l'anglais des “sachants”. L'idée que les étudiants puissent voir les choses différement ne semble pas l'effleurer. Le domaine d'application numéro 2 est particulièrement amusant. “Eduquer les jeunes au sujet de l'IA...”. A bien des égards, il faudrait plutôt demander aux jeunes d'éduquer les enseignants au sujet de l'IA... Cf le slide ci-dessous qu'elle a présenté à la Espom AI In Education Conference.

IA dans le monde de l'éducation

 

Trève de plaisanteries, il n’est pas nécessaire d’être devin pour voir que dans l’éternelle lutte entre “sachants” (Enseignants, Administrations, Ministères…) et étudiants, l’IA constituera une arme de choix aux mains de ces derniers, et qu’ils ont pour le moment pris l’avantage. L’IA leur fournit, eux qui sont plus agiles, plus pragmatiques le moyen de contourner et démolir certains des piliers de l’institution, comme les devoirs à la maison, les dissertations, la structuration de la pensée. Empêtrée dans leurs dogmes, leurs temps de réaction lents, leur pensée top down, leurs statuts, leur considérations de prestige et de pouvoir, les “sachants” abordent ce conflit avec de multiples handicaps, dont une perte sérieuse de légitimité, l’IA en sachant maintenant plutôt plus qu’eux.

Cela ne veut pas dire que les “sachants”, actuellement un peu à la ramasse ne tenteront pas de préserver les éléments clefs des systèmes qui les ont si bien servis pendant si longtemps. La détention du pouvoir, la conception des programmes, l’évaluation des aptitudes des étudiants, la captation des fonds de recherche, etc. Ils peuvent mobiliser à leur service tous leurs atouts institutionnels, le pouvoir, l’argent, la cohésion, leurs relais, etc. D'ailleurs ils commencent à le faire, comme le montre les initiatives de Cambridge et d'autres acteurs, comme Epsom College. Attendons-nous donc à voir surgir, de leur part de multiples formes d’actions pour tenter de restaurer le statut quo…

• Interdiction de l’IA pour les devoirs, transfert des devoirs dans des espaces sans informatique…

• Utilisation de l’IA pour détecter ce qui a été fabriqué par l’IA (et sanctionner les astucieux “tricheurs”).

• Mobilisation de l’IA pour renforcer le contrôle éducatif. La Berlin School of Business and Innovation parle par exemple déjà que… “les applications les plus significatives de l’IA à l’éducation seront l’apprentissage personnalisé, par lequel l’IA pourra analyser les data relatives aux étudiants et adapter les plateformes au style individuel de chacun…”

• Flicage accru des ordinateurs des étudiants afin de rendre impossible leur recours à l’IA…

• Etc.

 

Mort de l'école de Jaurès

La fin de l’École de Jaurès ?

Bref, les étudiants partent en pole position, mais les institutionnels ont de nombreuses armes à leur service. Gageons toutefois que la seule chose qu’ils ne feront pas, ou du moins pas de leur plein gré, pas délibérément, c’est remettre en cause les bases même des systèmes éducatifs actuels, qui sont pourtant de plus en plus désuètes, et de plus en plus en conflit avec le monde moderne.

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